Le monde du Shiatsu est un monde polymorphe. Les styles différents y cohabitent avec plus ou moins de bonheur, dans tous les pays où il est présent, Japon y compris. Je considère que les différences de styles qui existent dans cet art du soin, ne sont pas des divergences. Le Shiatsu est une pratique « une et indivisible » et les différences ne sont que l’expression de sa richesse. Par conséquent, communiquer et mieux se faire connaître est important.
J’enseigne personnellement, dans mon institut (Institut Français de Shiatsu), un style issu de la transmission d’un Maître japonais « rare », Masahiro Nakazono Senseï. Son style est original, riche et complet, ainsi que je le présente ci-après. Je suis fier de pouvoir le transmettre et perpétuer ainsi la forme qu’il a transmise et qu’en dehors de mon enseignement et celui de Philippe Ronce, personne ne peut le faire aujourd’hui en France.
Mais cette fierté n’implique pas que je considère que les autres styles ne sont pas intéressants. Leur richesse est pour moi, aussi digne d’intérêt. C’est la raison pour laquelle, dans mon institut, j’invite et fait intervenir les représentants des principaux styles japonais. Et ceux-ci me font l’honneur de venir y enseigner leur pratique, alors que nous pratiquons un style différent du leur. Un échange particulièrement nourrissant a pu naître de cela. J’ai rencontré personnellement Kazutami Namikoshi (le fils du fondateur), dirigeant du Japan Shiatsu College, école originelle du style Namikoshi. Nous avons pu tisser ensemble des liens de respect et de sympathie. C’est lui qui a accepté ma suggestion de mandater, chaque année, ses instructeurs pour des formations d’initiation et de pratique avancée, en France, ce qui est tout à fait inhabituel pour eux.
J’ai également rencontré personnellement Haruhiko Masunaga, fils du fondateur de l’école Iokaï (Shizuto Masunaga), qui, lui aussi, a accepté de venir réaliser une Masterclass de son style dans mon institut. Sa qualité de travail et de sa présence ont marqué les praticiens présents.
Ce qui, à chaque fois, a émergé de ces enseignements, a été l’unicité de cet art du soin qu’est le Shiatsu et l’humilité évidente de ceux qui le portent avec sincérité. C’est ce que j’ai voulu partager dans mon ouvrage « Shiatsu Fondamental » et c’est ce que je transmettrai, lors du prochain Congrès Européen de Shiatsu, en septembre 2020, auquel j’ai l’honneur d’être invité.
Dans les pages qui suivent, je vous présente, en quelques lignes synthétiques, Nakazano Senseï et la philosophie de son style dont j’ai reçu l’enseignement.
La chance qui fut la mienne fut celle d’accéder à un enseignement rare, celui de Nakazono Senseï et de l’un de ses élèves et assistant français, Pierre Molinari. La rencontre se fit à travers la pratique de l’Aïkido et non directement du Shiatsu. Cependant la richesse transverse impressionnante de son enseignement ne laissait aucune place au hasard. La fine intrication des dimensions physiques, énergétiques et spirituelles, de cet art martial élaboré par Morehi Ueshiba Senseï, impliquait, de fait, l’enseignement de techniques de soins et d’élévation de l’être.
Naturellement imprégné de cette philosophie, Nakazono Senseï partagea sans restriction la vision holistique voire quasi spirituelle de Ueshiba Senseï. Il faut avouer que « la terre était fertile » et qu’elle pouvait recevoir au niveau qui convient cet enseignement particulièrement sophistiqué qui bouleversa les notions mêmes d’art martial. Bien au-delà de la notion première de sport de combat et de technique corporelle, l’Aïkido évolua ensuite vers une forme vivante et dynamique où le début et la fin se rejoignaient pour ne plus exister. Ueshiba Senseï nomma cette évolution « Takemusu Aïki », véritable philosophie de vie, où pour le Maître comme pour l’élève, le geste formel de toute technique, Aïkido ou autre, n’est qu’une infime partie visible de ce qui s’exprime en lui.
En tout état de cause, la rencontre de Nakazono Senseï avec l’Aïkido de Ueshiba Senseï lui permit de synthétiser tout ce que son chemin de vie lui avait permis de rencontrer comme enseignements. Car il fut très tôt attiré par les questions de santé, les techniques de soins et les médecines naturelles. L’exemple de sa mère, sage femme réputée qui accouchait et accompagnait la croissance des enfants avec des massages traditionnels, des plantes, des applications de cataplasmes, des techniques de digito-poncture pour faciliter le retournement du fœtus, etc. fut déterminant pour lui.
Toute sa vie, Nakazono Senseï, tout en étant un Maître International d’Aïkido, pratiqua la médecine des corps et des âmes. Il fut si réputé pour cela, dans les pays où il put exercer librement, qu’il ouvrit de nombreuses cliniques de soins reconnues. Dans la dernière période de sa vie dans la région de Santa Fe, au Nouveau Mexique, le succès de son travail le poussa à faire appel à ses deux fils pour venir l’assister. C’est également son aura et les résultats indéniables de ses techniques de soins qui conduisirent la ville de Santa Fe à lui décerner, à la japonaise, le titre de « Trésor vivant » et l’état du Nouveau Mexique, à le distinguer pour « Réalisation exceptionnelle », en particulier pour sa participation active au passage d’une loi sur l’acupuncture. Il créa des dispensaires, alla soigner des populations défavorisées dans des bidons-villes et finit par s’épuiser à force de s’oublier.
Praticien brillant, Nakazono Senseï rencontra des enseignants hors-normes. Au niveau arts martiaux, ce fut bien évidemment Ueshiba Senseï (Aïkido et Kototama), mais il se forma également auprès de Koji Ogasawara Senseï (Kototama), de Georges Oshawa (macrobiotique), de Juzo Motoyama Senseï (acupuncture) et de Sakaï Senseï (« Te a te » ou « soins par la main de l’esprit »).
Par conséquent, le Shiatsu de Nakazono Senseï est un Shiatsu complet. Cela signifie que, bien au-delà de la simple question de « pression des doigts », il est une thérapeutique naturelle transverse dont l’efficacité ne tient pas qu’à une simple action bio mécanique ou fluidique sur des zones particulières du corps. C’est un Shiatsu « ostéoarticulaire » qui travaille sur les articulations et les fascias, permet de remettre les vertèbres en place et libère le viscéral grâce à un ampuku profond. C’est un Shiatsu énergétique également, qui travaille sur tous les méridiens et les points d’acupuncture, et en particulier les points antiques. C’est enfin un Shiatsu « spirituel », qui porte une attention forte à ce qu’est « l’intention dans le geste » et la dimension qualitative des énergies (psycho-émotionnelle).
L’ancrage de la logique et de la pratique de Nakazono Senseï trouve ses sources dans le Kampô et par conséquent la M.T.C., qu’il enseigna à l’Université de Tokyo. Mais il trouve également ses sources dans la pensée shintô. Pour lui « l’âme du soignant » et la noblesse de son intention doivent transparaitre dans son geste. Sa technique est par conséquent toujours axée sur la synergie du visible (le geste) et du non-visible (l’intention et au-delà). De ce fait, pour lui, le premier travail doit toujours commencer par un rééquilibrage global du terrain pour ensuite s’enrichir du travail spécifique déduit des repérages des déséquilibres objectivés chez le patient. Mais il a également toujours insisté sur le fait que la qualité et la profondeur du travail réalisé, dépendaient particulièrement de la qualité d’être et d’accueil du praticien. Pour Nakazono Senseï, son premier devoir était d’être « droit » et d’être capable de toucher à l’intime du patient (son âme) où se trouvaient toujours les racines de la souffrance.
Il est clair que, dans un monde de plus en plus matérialiste et mécaniste, ce niveau de discours n’a pas toujours été compris, loin de là. Seuls quelques uns de ses élèves ont suivi et perpétué son enseignement, que ce soit en Aïkido, en Kototama ou en Shiatsu.
En tant que technique corporelle générique, non articulée autour de protocoles recettes, le Shiatsu est une pratique vivante. Sa logique de systèmes fait qu’il évolue, non pas dans ses formes d’action, toujours liées aux mêmes outils, les doigts, mais dans l’organisation de celles-ci. De ce fait le Shiatsu évolue et s’enrichit en permanence et de façon universelle.
La modernité, enfin, c’est l’universalité et l’adaptabilité. De ce fait le Shiatsu est hautement moderne et actuel car il permet de considérer la nécessaire adaptation des techniques aux corps des receveurs (coudes, genoux, marcher, etc.). Les corps des occidentaux ne sont pas habitués aux mêmes contraintes que ceux des orientaux. Leur rapport à la douleur, et les réactions qui en découlent, ne sont pas les mêmes que les nôtres. C’est pourquoi certaines techniques de Shiatsu, utilisées par certains maîtres japonais, n’ont pas lieu d’être dans nos pays. Marcher sur le dos d’un patient, par exemple, n’est pas le plus évident, alors qu’au Japon ce n’est pas rare. Certaines techniques de coude, de poings tournés ou de genoux, ne seraient pas non plus les bienvenues. Elles seraient trop intrusives et douloureuses voire risquées étant données par exemple le niveau moyen d’ostéoporose que les pays occidentaux connaissent du fait de nos modes de vie et de nos habitudes alimentaires.
Alors bonne pratique à tous, quel que soit le style que vous avez appris. N’hésitez pas à découvrir aussi d’autres techniques et à vous laisser enrichir de leurs apports. Soyez curieux et pro-actifs comme le sont déjà de nombreux praticiens. La richesse qui en découle polit le geste et ouvre le cœur.
En conclusion, je dirai que la valeur véritable et première « d’un bon Shiatsu », c’est d’être « sincère », c'est-à-dire noble et porté par une intention juste.
Michel Odoul